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« L’Etat peut assurer la sécurité des citoyens en ligne sans sacrifier la liberté d'expression »



Julie Owono. Avocate au barreau de Paris,  la journaliste est aussi directrice Afrique de l’Ong Internet Sans frontières.  Dans l’interview qui suit, elle revient sur leur combat pour un internet moins cher et analyse les causes de la fracture numérique existant entre les femmes et les hommes et donne des pistes de solutions pour faciliter l’inclusion de numérique de ces dernières et celle de la population camerounaise en générale.
La coupure d’internet dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest Cameroun a mis votre organisation en lumière. On vous a vu très active pour le retour de la connexion dans cette partie du pays. Mais qui est Internet Sans Frontières et quel est son champ d’action au Cameroun ?

Je souhaite d'abord préciser une information : si Internet Sans Frontières a été très active sur la question de la coupure Internet au Nord-Ouest et au Sud-Ouest du Cameroun en 2017, notre organisation est active depuis 2010 sur la question de la connectivité en Afrique, et particulièrement au Cameroun. En 2012, dans le cadre de l'examen périodique universel du Cameroun, Internet Sans Frontières a déposé un rapport au Conseil des droits de l'Homme de l’Onu, dans lequel nous pointions déjà les risques pour la liberté d'expression et la vie privée des citoyens camerounais en ligne. Ce rapport nous avait valu des mots assez durs de la part du ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement au cours d'un point presse qu'il a organisé à la suite du dépôt de notre rapport.
Par ailleurs, Isf est membre de l'Alliance pour un internet moins cher, une coalition de gouvernements, Osc, et entreprises du secteur privé unis pour la baisse des coûts d'accès à internet dans le monde. C'est à ce titre que nous avons publié un rapport sur les raisons d'un internet cher au Cameroun. Dans ce rapport, nous recommandions aux autorités camerounaises d'accélérer la mise en service de la 3G, dont l'exclusivité appartenait alors à Nextel, et surtout nous invitions le gouvernement à rapidement libéraliser le marché des télécommunications, pour accélérer la baisse des prix. C'est ce qui a été fait quelques mois après la publication de notre rapport, nous en sommes très heureux, même si en matière de coût d'accès à internet, il est possible de faire encore mieux au Cameroun. Ces différents projets montrent ce qu'est Internet Sans Frontières ; une Ong internationale, qui promeut Internet comme un espace de libertés, et sans frontières : un espace où les libertés sont protégées, accessible à tous sans discrimination. Ce n'est qu'à ces conditions que ce formidable outil peut tenir ses promesses pour une humanité plus équitable et créative. 
 Une de vos actions porte sur la fracture numérique qui existe entre les femmes et les hommes. Pourquoi est-il si important que les femmes aient accès à internet ?
Pour deux raisons. D'abord, les femmes sont plus vulnérables à la pauvreté que les hommes. Selon le rapport national sur l'état de la population paru en 2014, le taux de vulnérabilité à la pauvreté des femmes camerounaises est supérieur à celui des hommes (56,1% contre 55,6% chez les hommes). Le rôle d'internet est aujourd'hui reconnu dans la sortie de la pauvreté, puisqu'il offre des possibilités de créer de la richesse, des activités, à condition de connaitre tout l'éventail des possibilités que cet outil offre.
Ensuite, de nombreuses statistiques et études récentes démontrent le lien direct entre activité des femmes, et augmentation de la richesse nationale. Au Cameroun par exemple, on estime que le commerce informel, représente environ 30% du PIB. C'est un secteur où la gent féminine est représentée en proportions importantes. Si l'on donnait les moyens aux femmes de ce secteur d'augmenter leur productivité, leur chiffre d'affaires, la gestion de leur affaire informelle, grâce à l'utilisation d'internet, on imagine tout de suite l'impact que cela aurait au niveau de l'économie camerounaise. C'est cette analyse qui guide le projet que nous menons actuellement au Cameroun.


 L’une des parties prenantes de votre projet est la société civile. Comment peut-elle influencer les politiques sur ces questions d’accessibilité ?
 La campagne « BringbackourInternet » a démontré l'importance de la société civile dans toute société démocratique. Celle-ci peut être force d'action, de proposition de solution. Et très souvent, elle sait anticiper les problématiques à venir. Les autorités gagneraient à plus écouter la société civile, travailler avec elle. Au cours de notre étude sur les femmes et le numérique au Cameroun, menée avec le soutien de Web Foundation et de l'agence de développement suédoise, nous avons réalisé à quel point les Osc étaient mobilisées sur la question de l'inclusion digitale des femmes, souvent sans le soutien nécessaire des autorités. C'est dire à quel point nombre de citoyens camerounais font le lien dont je parlais tout à l'heure entre internet, enrichissement, innovation et contribution à l'économie d'un pays, bien avant que les ministères ne le fassent ! En anticipant sur ces questions, les Osc sont armées pour proposer des solutions adaptées et efficaces. En travaillant ensemble, elles décupleront les effets de leurs actions, et se porteront en interlocuteur et partenaire privilégié de l'Etat sur la question de l'inclusion digitale des femmes.

 Est-ce que les difficultés rencontrent par les femmes ne sont pas aussi liées au fait que l’écosystème digital camerounais est encore en construction ?
 Tout d'abord, je ne parlerais pas d'un écosystème du numérique en construction au Cameroun, je dirais plutôt qu'il n'a pas le soutien nécessaire des autorités. Cela fait depuis au moins 2010 que des entreprises camerounaises gagnent de l'argent, à l'international, grâce aux services qu'elles proposent en ligne. Cela fait des années que des concours de développement d'applications sont organisés au Cameroun. Le Cameroun est peut-être le pays qui compte le plus d'ingénieurs informatique au km2, (rires). Deux entreprises camerounaises ont été récompensées au sommet « Vivatech » organisé au mois de juin à Paris. Tout cela s'est développé avec très peu de soutien des autorités, et parfois un manque de vision de la part de celle-ci, la coupure internet du début d'année le démontre, ou encore l'extrême lenteur des autorités à mettre en place des point IXP dans tout le territoire camerounais.  Tout ceci pour dire que cet écosystème existe, et est très actif, malgré les nombreux obstacles.  
Qu’est-ce qui expliquent donc les difficultés de l’accès à internet pour les femmes ?

Ce qui explique, selon l'étude que nous avons menée, le retard d'inclusion des femmes dans cet écosystème, c'est plutôt: le coût d'accès à internet. Les femmes sont plus pauvres, la question du coût est fondamental pour beaucoup de femmes. Il y ensuite le défaut d'alphabétisation numérique, c'est-à-dire savoir qu'internet ne sert pas que pour aller sur les réseaux sociaux, mais que cet outil peut nous apporter ce que nous souhaitons, du moment que nous sachions comment chercher, trouver, partager l'information. Avoir une alphabétisation numérique nécessite du temps (selon les dernières statistiques disponibles de l'Institut national de la statistique, les femmes consacrent plus de temps aux tâches ménagères que les hommes, ce qui leur laisse peut-être moins de temps pour faire autre chose) ; l'alphabétisation numérique nécessite aussi de ne pas avoir peur des sciences et tout ce qui s'y apparente. Or on constate que les vocations scientifiques, ou l'attrait pour les sciences est plus faibles chez les femmes que chez les hommes. Il faut absolument inverser cette tendance, faire en sorte que les filles et les femmes n’aient plus peur des sciences, ou pensent que ces matières sont réservées aux garçons et aux hommes.  En jouant sur ces deux fronts, il est possible de réduire la fracture numérique.


Aujourd’hui au Cameroun le débat porte sur l’usage des réseaux sociaux où des dérives sont régulièrement observées. Ce qui a d’ailleurs fait sortir le ministre des Postes et des télécommunications (Minpostel) de sa réserve. Les porteurs de fausses nouvelles peuvent être traduits en justice. Quelle analyse faites-vous de la situation?
 Je crois qu'il faut arrêter le fantasme selon lequel ce qui se passe sur internet est différent de ce qui se passe dans le monde réel.  Dans ce dernier, il y a des gens qui commettent des infractions, mais il y a surtout une majorité de personnes innocentes, qui ne font de mal à personne. C'est pareil sur internet, il y a beaucoup de gens très bien, et il y en aussi qui se comportent mal. Est-ce pour autant qu'il faut penser que par principe internet est un repaire de bandits, et de personnes mal élevées ? Non, car nous ne dirions pas cela du monde « réel » où se trouvent les mêmes humains que nous côtoyons chaque jour dans la vraie vie... sinon personne ne sortirait de chez soi et ne se parlerait! Je crois qu'il faut commencer par ça : arrêter de voire internet par principe comme une menace. En faisant cela, on ne voit pas que c'est d'abord un outil qui est porteur de belles promesses et d'opportunités pour les populations.

 Interdire les réseaux sociaux c’est priver les populations de la liberté d’expression en même temps,  ils constituent pour certains observateur une porte ouverte à toutes sortes de dérives. Comment réguler cela ?

Les textes internationaux, que le Cameroun a signé, et ratifié, et doit donc respecter, prévoient cette situation. Comment assurer l'équilibre entre des libertés individuelles qui se valent, mais peuvent parfois être antagonistes ?  Par exemple, protéger la liberté d'expression, sans porter atteinte à la réputation d'un autre, ou encore comment assurer la sécurité des citoyens contre le terrorisme, sans sacrifier la liberté d'expression et la vie privée des citoyens ? Et bien selon les textes internationaux, il est possible pour un Etat de limiter une liberté fondamentale pour en protéger une autre, à condition pour l'Etat de démontrer que cela est nécessaire, légal (c'est-à-dire prévu par la loi nationale) proportionné, et surtout qu'un juge ou tout autre autorité judiciaire a été saisie pour avaliser la mesure de restriction de la liberté. Ce n'est pas mission impossible, de nombreux pays y arrivent très bien.

Parlons un peu de vous. Vous êtes avocate au barreau de Paris, journaliste, web-activiste. Comment conciliez-vous ces différentes casquettes?
Concilier ces différentes casquettes demande beaucoup d'organisation. Mais c'est tellement enrichissant de pouvoir faire ces deux métiers, rencontrer des gens différents chaque jour, apprendre de nouvelles choses, et surtout se battre pour ce que l'on croit être juste. En ce qui concerne mes deux cultures, ma famille m'a très tôt inculqué les valeurs africaines, et m'a appris à être ouverte pour m'enrichir de la culture des autres. C'est ce que j'ai fait, en vivant en Occident. Comprendre plusieurs cultures est une richesse inestimable, et cela peut être à la portée de tous aujourd'hui, justement grâce à internet, et grâce au fait qu'il a libéralisé l'accès au savoir, à l'information, à l'autre, même s'il se trouve à l'autre bout du monde. C'est pour cela que je me bats pour que l'internet soit libre, et sans frontières. Pour faciliter la compréhension entre les humains et leurs cultures, et ainsi favoriser l'harmonie entre les peuples.

Propos recueillis par Elsa Kane

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